En butte à la ségrégation après avoir été soumis à
l’esclavage, les noirs du deep south devaient trouver refuge dans la musique.
Le Blues allait bientôt naître, s’inspirant de leur
souffrance mais aussi de leur espérance.
L’émancipation
L’émancipation proclamée à Boston en 1863 part le président
Abraham Lincoln donnait la liberté aux populations noires des états du Deep
south.
Jusqu’alors, pendant trois siècles, des dizaines de milliers
d’africains avaient été arrachés à leurs terres d’origine et ceux qui
survécurent à la traversée inhumaine de l’atlantique contribuèrent, sous la
contrainte, à l’essor économique du Sud.
Les hommes travaillaient dans les plantations de tabac, de
Coton, ou bien ils cultivaient le riz.
Quand aux femmes, elles servaient de bonnes, lorsqu’elles
n’étaient pas destinées à assouvir les fantasmes sexuels de leurs maîtres.
Souffrant de conditions de vie misérables, les esclaves
furent aussi contraints d’oublier les différentes facettes de leur culture africaine.
Ainsi, dans l’état du Mississipi, ils n’avaient même pas le droit se jouer de
leurs tambours, de peur que les rythmes de leurs expression artistique ne se
transforment en appels à la révolte.
Seuls, les chants furent tolérés, car les « work song »
et les « field hollers »permettaient aux maîtres de savoir
précisément ou se trouvaient leurs esclaves…
Deux ans avant la fin de la guerre de sécession, les noirs
du Sud profond étaient donc libres, mais libres de quoi ? Certains
quittèrent effectivement leurs plantations en direction du Nord, cette nouvelle
« Terre promise », attirés autant par l’humanisme que semblaient
manifester les Yankees que par les industries de grandes cités comme Chicago,
Philadelphie ou New York à la recherche de main-d’œuvre.
Mais la plupart restèrent dans les états du Mississipi, de
l’Arkansas, de Louisiane ou du Texas à travailler dans les champs de coton
comme avant la guerre ou bien à construire les routes, les voies ferrées et les
digues le long du Mississipi.
Leur liberté était donc toute relative, d’autant que les
idéaux sudistes avaient repris droit de citer après le départ des troupes
nordistes. Il se trouva mêmes nombres de blancs qui se sentirent humiliés et
qui jugèrent les noirs responsables de leurs défaites et à l’image de ces
nouveaux croisés cagoulés du Klu Klux Clan, ils se montrèrent farouchement
décidés à leur faire payer.
En résumé, à l’esclavage avaient succédé les Codes noirs qui
avaient institué la ségrégation, aussi bien dans les transports ou les loisirs !
Dans cette société sudiste ravagée par cinq années de
conflit, les noirs commencèrent néanmoins à vivre un peu moins mal qu’au début
du XX e siècle.
Selon les vœux d’une société bien-pensante et toujours
paternaliste, beaucoup se convertirent au christianisme.
Certains tout simplement pour ressembler à leurs maîtres
d’hier (ou parce qu’il leur était dit qu’ils trouveraient dans l’autre monde le
bonheur qui leur était interdit sur terre), mais la majorité pour au moins deux
autres raisons. Pour ceux à qui l’on avait enseigné la Bible, il était en effet
devenu aisé de faire le rapprochement entre leur sort et celui des Juifs,
peuple opprimé en quête de la « terre promise ».Quant à ceux qui se
convertirent au baptisme, c’était parce que la cérémonie du baptême collectif
dans le fleuve n’était guère différent de certaines traditions religieuses
d’Afrique.
Mais ce fut surtout dans la musique que les noirs trouvèrent
un peu de réconfort. Au début du XX e siècle, plusieurs Eglises noires avaient
été fondées, lesquelles accordaient une place importante aux chants. Mais
d’autres lieux existaient aussi comme les « camps meetings »
rassemblements religieux dans les forêts ou, pendant plusieurs jours, les
fidèles reprenaient en chœur les « spirituals » ou bien encore les
fêtes que l’on donnait dans les belles demeures du Deep South, au cours
desquels des musiciens noirs étaient désormais conviés pour faire danser
l’assistance. Enfin ce fut également à cette époque que commencèrent à retentir
les accords syncopés du ragtime et les notes déchirantes de banjos et de
guitares…
L’extraordinaire découverte de W.C. Handy
En 1903, W.C. Handy avait accepté de diriger une formation
de Clarksdale dans l’Etat du Mississipi, baptisé les knights of Pythias. De
passage à Tutwiller dans le Delta, Il entendit un artiste noir qui chantait une
mélopée insistante, tout en faisant glisser une lame de couteau sur les cordes
de sa guitare. Le chef d’Orchestre fut littéralement impressionné car il
n’avait jamais rien entendu de tel. Il fut encore plus plus impressionné peu
après à l’occasion d’un bal à Cleveland, lorsqu’un groupe local se mit à jouer
quelques airs : »un type couleur chocolat, aux jambes immenses, les
dirigeait ; ils n’étaient que trois dans l’orchestre, avec une guitare
cabossée, une mandoline et une basse qui avait fait son temps. Et la musique
qu’ils faisaient s’accordait parfaitement à leur apparence. Ils attaquèrent un
de ces morceaux à répétition qui semble n’avoir pas de but précis et en tout
cas pas de fin du tout (…). Ce n’était pas réellement ennuyeux ou
déplaisant…obsédant conviendrait mieux (cité par Gilles Oakley, une histoire du
blues, Denoel). « Mais à Handy d’ajouter aussitôt, après que l’orchestre
eut suscité l’enthousiasme du public : » C’est alors que je compris
la beauté de la musique primitive, ils avaient ce que les gens voulaient, ils
touchaient le point sensible. »
Les premiers sons
du Blues
Handy avait il entendu du blues à Tutwiler puis à
Cleveland ? Difficile de l’affirmer. Ce Qui ne fait guère de doute, en
revanche, c’est qu’il existait bel et bien une musique profane noire dans les
états du sud au début du siècle.
Où et quand était-elle apparue ?
Probablement au lendemain de la guerre de Sécession dans le
Delta du Mississipi, cette région qui s’étend de Memphis à La Nouvelle-Orléans
et du Mississipi et à la Yazoo River.
Il ne fait en revanche aucun doute que les différents
éléments constitutifs de cette musique qu’on allait nommer blues étaient connus
au tournant des XIXet XX eme siècles
comme les spirituals, mais plus encore les work-songs et les field
hollers.
Les work-songs (chant de travail) étaient des chants
collectifs que les esclaves chantaient sur les plantations de coton ou de tabac
pour apaiser leurs maux, l’un d’entre eux lançant une phrase qui était reprise
par les autres. Pour leur part, les field hollers étaient des chants ou, plus
précisément, des « cris » solitaires que le coton-picker adressait à
d’autres ouvriers agricoles ou bien encore à un porteur d’eau qui allait d’un
champ à l’autre. Mais dans ce blues naissant, on devinait aussi, bien que ce
fût dans une moindre mesure, l’influence de certaines musiques et danses
européennes, ainsi que les « coon song » et le ragtime.
Les « Coons
Songs »
Nées bien avant la guerre de sécession, les coon songs, que
l’on peut traduire par « chansons de nègres », étaient un
mélange d’airs populaires, de danses et de spirituals. « La musique,
précise le musicologue James Lincoln Collier, était surtout écrite par des
blancs. Elle était, naturellement, supposée être de la musique typiquement
noire, mais en fait c’était de la musique du type le plus ordinaire, plus ou
moins faite et parée, parfois de figures rythmiques du genre ragtime »
(L’aventure du Jazz, Albin Michel).
Au départ, en effet, les coon songs étaient interprétées par
des artistes de race blanche dont le but premier consistait à s’attirer les
applaudissements des villageois de la bonne société sudiste en caricaturant les
esclaves. Il leur suffisait de se noircir le visage, de rouler les yeux, de
prendre un air crédule, de « cultiver » un accent typiquement noir et
de taper sur un tambourin pour faire sourire l’auditoire. Mais grâce à ses
parodies aussi grossières qu’infamantes, qui tendait à accréditer l’idée que le
Noir, s’il pouvait être sympathique, était surtout simple d’esprit et fainéant,
les « nigger minstrels » connurent un très large succès au cours de
la seconde moitié du XIX siècle dans le sud des Etats-Unis. Certains d’entre
eux franchirent même l’Atlantique pour se produire à Londres. Ainsi les Christy
Minstrels qui, nous dit Gilles Oakley, accédèrent à une telle notoriété
« que le nom de E.P Christy devient virtuellement synonyme du genre ».
“Les Medecines Shows “
Au lendemain de la guerre de Sécession, donc après l’abolition
de l’esclavage, ce furent les Noirs eux-mêmes qui reprirent à leur compte les
« recettes » qui avaient valu tant de succès aux chanteurs et
comédiens de race blanche. Que ce fût par dérision ou bien tout simplement pour
sortir de leurs misérables conditions de vie, ils commencèrent alors à
participer aux « médicine shows » et aux « tent show »,
avant de gagner les théâtres des grandes villes. Ce fut le cas des Georgia
Minstrels ou des Young Colored Minstrels, mais encore des Mahara Minstrels, l’orchestre
de WC Handy qui, au répertoire « populaire », avait quant à lui
ajouté plusieurs œuvres appartenant à la tradition européenne. Les médecine
shows étaient des spectacles itinérants ou quelques chanteurs et artistes
avaient pour mission d’attirer le plus grand nombre possible de personnes, puis
de les distraire afin qu’elles achètent le produit d’un camelot, l’élixir
miracle qui les guérirait de tous les maux. Quant aux tent shows, il s’agissait
également de spectacles qui, constitués de numéros de chanteurs, de jongleurs
ou de danseurs, se déplaçaient d’un village à un autre à travers les Etats du
Deep South, la seule différence étant qu’ils avaient tous lieu sous un
chapiteau.
Aussi insolites et « folkloriques » qu’ils aient
pu être, les médicines shows, les tent shows et ce qu’on allait appeler les
« variety show » se révélèrent une étape obligée pour un grand nombre
de bluesmen désireux de se faire connaître. Depuis les chanteuses Mamie Smith,
Ma Rainey et Bessie Smith, celles qu’on allait baptiser les « classic
blues singers », jusqu’aux bluesmen du Delta comme Big Joe Williams ou
Tommy Johnson, la plupart des pionniers du disque devaient participer à ce
genre de spectacle qui étaient pourtant si durs, voir si cruels à leur égards.
Ce fut à partir de ces différents éléments, qui allaient des
work song aux médicine shows, des field hollers aux tent shows, en passant par
le ragtime, qui avait été joué au banjo avant de l’être au piano, que le blues
se structura au début du XX eme siècle. Une musique née de la souffrance mais
aussi porteuse d’espoir, allait exercer une influence décisive sur l’évolution
de la musique populaire de ce siècle.